Crédit photo: Jérémie Battaglia
Entrevue avec Hugo Latulippe
Auteur, scénariste, producteur
Cacouna
« C’est quand on nomme un pays et qu’on se le raconte comme une chose indiscutable, indubitable… qu’il commence à exister. »
1- Qu’est-ce qui t’anime dans le projet de FabRégion Bas-Saint-Laurent?
Ça fait 25 ans que je fais des documentaires sur des questions de société. Vingt-cinq ans que je fréquente des communautés – au Québec comme à l’étranger – qui ont commencé cette transition économique qu’on se souhaite pour assurer une suite au monde. C’est mon travail, mais c’est aussi ce que je suis et ce que je respire. Et pour parler dans des termes plus techniques, j’ai découvert que cet instant où un individu, une société, une communauté décide de muter, de se transformer, de se mettre au service d’un truc plus grand est très très puissant d’un point de vue dramaturgique. Ce moment où tu dis : « Ok. J’aime le monde autour de moi, mais j’aimerais ça contribuer à repatenter deux-trois affaires un peu mieux. Je sais que ça se peut, pis je vais le faire! ». Cette disposition-là, cet espèce d’élan qui te met en route, en mouvement, en marche pour bâtir de quoi, peut faire une énorme différence dans le monde. Je le sais. Je l’ai vu faire 100 fois. Y a rien de plus beau, de plus excitant, me semble. J’ai rien inventé d’ailleurs, les Grecs appellent ça une catharsis. C’est le moment de la mutation.
Quand il a été question de mettre en œuvre la transition chez nous, j’ai eu envie de mettre l’épaule à la roue. On veut se fabriquer un Bas du fleuve plus autonome, se fabriquer une économie plus circulaire. Y a-t-il quelque chose de plus légitime en 2022? De plus logique?
Avec ce que je comprends de l’état actuel de la planète, je dirais qu’on est rendus là. À déployer toute notre intelligence collective pour recommencer un monde qui tombe su’l sens; recommencer notre narration du monde, localement, dans les communautés qu’on habite, proche des gens qu’on connaît. Avec la mondialisation de l’économie, on s’est éloigné des réalités et du concret. Et on a pris nos distances par rapport au fleuve, aux terres, aux forêts et aux communautés humaines qui nous entourent. On s’est lentement dissocié du monde vivant et des réalités. Je pense qu’il est temps de recommencer à vivre de manière plus durable chez nous, qu’il est temps de retisser nos liens, d’investir nos communautés, nos cercles, nos familles. On est rendus là : se re-connecter.
Je vois ça comme une responsabilité de citoyen et une fierté aussi, je dirais, de m’engager dans la FabRégion Bas-Saint-Laurent. Sans égards aux embûches ni aux défaitismes tous azimuts, j’ai envie d’essayer de me mesurer aux problèmes qu’on a sur les bras, moi aussi. Avec tout ceux qui voudront embarquer avec nous d’ailleurs. Je vais faire mon boutte…
2-Quelle place accorderais-tu à la narration dans la transition écologique ?
Le métier d’un artiste consiste à inventer des narrations. À les structurer, à les rendre crédibles, viables. Je pense que cette projection-là d’un autre NOUS possible est central. Il faut impérativement commencer à dire, par exemple, que le Bas du fleuve est une région au-devant de son époque au point de vue social, au point de vue écologique. Mon maître Pierre Perrault le disait à peu près comme ça : « C’est quand on nomme un pays et qu’on se le raconte comme une chose indiscutable, indubitable… qu’il commence à exister. » Je crois à ça. C’est ma foi. C’est en tout cas certainement à ça que je peux contribuer pour notre projet FabRégion, comme artiste, comme créateur de narration. C’est comme ça qu’on invente une culture d’ailleurs! En se racontant ce que nous serons t’à-l’heure. C’est central.
3-Ton apport au projet est-il différent vu ton statut d’artiste ?
Je pense que de se référer et d’additionner toutes les meilleures idées qu’on trouve dans le monde, c’est le plan de match le plus convaincant. C’est un peu ça le sens que j’ai donné à mon métier. De m’édifier moi-même, d’abord. Comme une curiosité sans fin pour la narration des autres. Et puis de rapailler les meilleures histoires pour nous bâtir, nous propulser, ici.
C’est dans cet esprit-là que j’essaie de contribuer aux discussions autour de la table de la Fab depuis deux ans, comme « expert de la narration ». Je m’affaire à convoquer ces projets vus et entendus aux quatre coins et de dire « Vois-tu, c’est possible. Eux le font comme ça; eux le font depuis 10 ans, eux ont réussi ceci ou cela… » Ce sont ces succès bien terrestres, bien réels de communautés comparables à la nôtre qui me font penser qu’il faut viser haut dans le Bas du fleuve. On a tout ce qui fait de savoir-faire et de fulgurances ici, entre la Matanie et le Kamouraska, pis du fleuve aux grandes forêts au sud pour devenir LA région la plus avancée au Canada en matière économique.
On parle souvent d’engagement citoyen comme d’un effort, presque d’un fardeau. Mais faut pas oublier que ça donne du courage de se côtoyer pis de se coltailler à des enjeux complexes ensemble. Et de faire corps. Ça nourrit l’imaginaire comme ça nourrit la fierté d’échaffauder des grands projets ensemble. Imagine quand on va les réussir! Si je peux mettre ma parole et ma langue bien pendue au service d’un projet commun, ben y a pas de soin. Je vais donner sans compter parce que notre projet me semble tomber juste à point. En plus de tomber su’l sens.
3-En quoi la transition vers une autonomie régionale durable est nécessaire, voire urgente?
La science nous dit clairement que la biodiversité est en péril, que les changements climatiques sont un fait avéré, que l’écosystème – c’est à dire notre maison – se détériore gravement et à grande vitesse. Ça, c’est la part sombre. Mais il y a une part lumineuse; on sait que d’autres sociétés, d’autres communautés qui nous ressemblent, ont commencé la transition. J’en connais certaines qui sont même très avancées. Je pense qu’il faut se le dire, et se redire à tous les jours : c’est tout à fait possible de changer notre manière de transiger entre nous et de structurer notre économie.
Un exemple? Le Danemark est une société qui ressemble beaucoup, beaucoup au Québec. En 2011, sa principale (presque seule) source d’énergie était le charbon. Le bilan carbone danois était une vraie catastrophe… Une honte pour un pays européen. Or, en 10 ans, ce pays est devenu le premier producteur éolien d’Europe et les Danois sont à la veille de tourner le dos au charbon pour toujours. En seulement 10 ans, le peuple danois a opéré plus qu’une transition, mais bien une révolution de son système énergétique. Quand je parlais d’émulation, c’est ça que je voulais dire: c’est possible d’être les plus forts, soudainement ; ça peut être surprenant, si on se met ensemble, si on y croit, si on décide de casser la baraque… on peut se retrouver au devant des peuples du monde dans cette transition nécessaire. Imagine la fierté qu’ils ont d’avoir réussi ça aujourd’hui!
5- Quelles initiatives locales, régionales, provinciales ou internationales t’inspirent particulièrement et lesquelles pourraient être porteuses dans la démarche FabRégion Bas-Saint-Laurent.
Les Danois ont accompli cet exploit avec comme véhicule principal la compagnie Ørsted, dont ils sont actionnaires majoritaires. On ne peut pas copier-coller les histoires chez nous. Il faut faire les choses à notre façon avec les réalités qui sont les nôtres. Mais ce qui m’intéresse dans cette histoire c’est que les Danois ont décidé du jour au lendemain de se raconter une nouvelle histoire. Il y avait un timing, il y a eu une volonté populaire mais aussi – et surtout – une vision claire, urgente, de trouver un modèle économique viable pour le 21e siècle, une économie circulaire, résiliente, compatible avec les réalités écologiques.
Au-delà de toutes nos différences, de toutes les proportions gardées qu’on veut, je dirais qu’il y a un exercice de fierté qui s’est passé dans ces années-là. Les Danois ont décidé qu’il y avait une honte à être un des pires états d’Europe sur le plan des émissions de GES (gaz à effet de serre). Ils ont dit « Nous, on a une économie diversifiée, variée. Un secteur tertiaire, secondaire, primaire extrêmement fort. On a tout ce qu’il faut de knowledge pour transformer notre modèle. Et on va le faire. » Et ils l’ont fait. Je pense qu’à un certain moment, il faut que chacun prenne sur soi la part de responsabilité qu’il peut assumer et dise au collectif et avec le collectif et pour le collectif, si on fait tous notre boutte, ça se peut. C’est ça qui est inspirant pour nous. Voici un peuple qui s’identifie à son projet collectif et dit « Voici ce que nous serons désormais (comme communauté, comme société, comme peuple). » Boum. Après… Déclinez ça à l’échelle que vous voudrez. Plus personne ne peut dire : ça se peut pas!
Je pense qu’il y a déjà toutes sortes d’exemples lumineux chez nous, au Bas-Saint-Laurent, qui disent très bien qu’on est une région capable, mais qui a aussi la volonté de faire la transition. Par exemple, on dit rarement que le BSL est le premier producteur de lait bio au Québec. On ne s’en vante même pas! J’ai appris ça il y a quelques années et je n’en revenais pas qu’on n’en fasse pas une fierté. Il me semble pourtant évident que l’agriculture biologique, locale, est l’agriculture de l’avenir. C’est juste un exemple. Faudrait le nommer! Il y a des histoires réelles comme celle-là, qui disent très bien qu’on est déjà sur la bonne voie. Il faut commencer par tabler sur nos bons coups.
Je reviens à un exemple étranger. J’ai tourné récemment avec des jeunes gens à Paris qui ont créé deux restaurants qui s’appellent « Les Résistants » et « L’Avant-Poste », deux entreprises florissantes, parfaitement de leur temps. Ils ont d’abord été rencontrer une constellation de petits producteurs bio aux quatre coins de la France, qui travaillent sans intrants de synthèses, sans pesticides, sans OGMs et dans le respect des traditions agricoles séculaires, c’est-à-dire écologiques. Ils se sont associés à des gens qui partagent leur conception de l’économie et du modèle agricole ; un modèle qui fait vivre les gens, qui nourrit et qui ne détruit rien. Et le clou, ce que je trouve magnifique, c’est que la vocation de leur deux restaurants (dont un est à 80 % végétarien) c’est d’être accessible à tous. Au plus grand nombre. Et donc, les prix sont bas. À peu près tout le monde peut manger dans leurs restaurants. Ils ne s’adressent pas seulement à la bourgeoisie, ou aux gens fortunés. C’est vraiment une belle histoire. Une histoire de liens et d’interdépendance avant d’être une histoire d’entreprises rentables. En fait, ces choses ne s’opposent pas. Ne s’oppose plus! Voilà une histoire économique réussie, et donc à échelle humaine et donc à échelle écologique.
Et il y a des échos chez nous. Je pense à Colombe Saint-Pierre, au Bic, et à Perle et Kim de Côté Est, au Kamouraska, par exemple pour en nommer deux qui me passent par la tête. Voilà des restauratrices et restaurateurs bas-laurentiens qui s’inscrivent tout à fait dans cette dynamique là; dans cet esprit de faire vivre les producteurs de chez nous, pour produire de saison, avec des produits de haute qualité, sans intrants de synthèses, qui circulent le moins possible sur la terre.
Cette réflexion-là est déjà en marche chez nous. Une économie consciente, compatible avec une narration écologique et équitable du monde. Il faut se le dire! C’est juste ça notre projet ; des gens de toutes les allégeances, de toutes les provenances, de tous les secteurs d’activités qui se mettent ensemble et disent « voici ce que le Bas-Saint-Laurent va devenir d’ici 2054 ». Ça, je trouve ça beau, moi. Je me dis ; je veux vivre ici. Je veux appartenir à ce territoire-là, à ce peuple-là.
6- Quelle serait ta recette de l’autonomie régionale durable?
Je pense qu’il faut commencer par nos forces, c’est ce qu’on est en train de faire d’ailleurs ; de faire l’inventaire de tout ce qu’on fait déjà bien. Il y a des connaissances et des intelligences vives dans nos trois grands secteurs d’intérêt à la FabRégion, c’est-à-dire l’énergie, le bioalimentaire et le manufacturier. Il y a déjà des gens qualifiés, formés, scolarisés, qui réfléchissent à ces trois secteurs d’activité de manière progressiste et moderne. Notre plan de match est d’abord de les mettre ensemble pour qu’ils se contaminent et se relancent les uns les autres. Puis, de multiplier nos forces avec nos idées pour concevoir un vrai projet de société; ensemble. Neuf. Rutilant. Ambitieux. Mais toujours aussi écologique que solidaire.
Je me rends compte qu’avec toute la gang qu’on est autour de la table, avec les gens qui se manifestent aux quatre coins du territoire depuis deux ans et qui disent « moi je peux faire ce petit boutte-là et ce petit boutte-là », on est en train de construire un mouvement. J’ai des amis à Montréal, à Québec, dans les villes en amont, c’est très curieux cette affaire-là… qui me disent souvent que leur perception du Bas-Saint-Laurent, c’est que c’est une région au-devant de son temps. Plus progressiste que Québec ou Montréal ou ailleurs. À l’inverse, quand tu demandes aux gens du Bas du fleuve s’ils se voient comme ça, comme une région écologiste ou progressiste du point de vue social, vous remarquerez… c’est pas souvent à fait ce qu’on entend. On a tendance à se dévaluer ou pire, à ne pas voir nos bons coups.
Et là on revient à l’importance d’une narration. Il faut commencer à se concevoir comme des moteurs de changement. C’est comme ça qu’on change le monde! Bien sûr que ce sera dur. Bien sûr qu’il faudra parfois sacrifier des conforts et des choses auxquelles on tenait. Mais la planète n’attendra plus. Et nos enfants ont besoin qu’on se découvre une colonne vertébrale en béton armé au plus vite.
Ensuite, je ne voudrais pas oublier l’importance de s’allier toute la diversité qu’on retrouve dans le Bas-Saint-Laurent. Diversité de genres, d’origines, d’âges, de modes de pensée, de classes sociales. Je trouve ça vraiment important de traverser nos propres frontières, de tendre la main, d’écouter, de respecter le rythme de chacun. J’ai l’impression que dans les dernières années, on s’est mis à avoir de la misère à faire des ponts. On catégorise vite. On étiquette pis on excommunie rapidement, à l’ère de réseaux sociaux. C’est aussi ça que je trouve beau avec la FabRégion, c’est qu’on a le projet de réussir à faire des ponts entre des secteurs qui ne se parlent pas toujours. Ça passe par là. Être capable de nous fédérer, aussi différents et divers soyons-nous. Ça c’est une aspiration qui me plaît.
Je suis assez engagé à réussir cette affaire-là. Ce projet d’équipe qui place notre « bonheur national brut » au centre de tout. Au coeur de l’affaire. L’idée centrale pour moi ici n’est d’ailleurs pas de rendre la FabRégion plus « prospère ». La prospérité est une chose importante dans une certaine mesure, mais ça ne suffit pas. Il faut désormais réfléchir plus largement l’économie. De manière systémique, comme il se doit. Comment on la conçoit pour qu’elle profite au plus grand nombre? Comment on la conçoit pour bâtir un Bas du fleuve en équilibre, sain, beau et heureux? Ça voudra souvent dire remettre l’économie à sa place, parmi les considérations.
Ça sera toujours un défi de rallier des gens qui s’entêtent à opposer économie et écologie par exemple. Il faut sortir de ces oppositions-là pour réussir le monde qui vient, mais je dirais que jusqu’à maintenant notre conversation est féconde. Tant qu’elle le sera, je serai de la partie.
8-Pourquoi il faut absolument s’intéresser à la tournée des territoires, y prendre part et s’y engager?
Cette partie-là me tient vraiment à cœur parce qu’elle parle de coconstruire notre projet de société. Je pense que l’engagement du plus grand nombre de monde possible avec la plus vaste représentation de cette diversité, dont je parlais, est extrêmement importante à ce point ci. Il faut que les gens – toutes les sortes de gens – viennent nous voir, viennent entendre ce que la FabRégion est en train de concevoir, mais viennent surtout y participer. Donner leur parole, donner leurs idées à cette démarche-là, parce que c’est précisément ça qui va faire qu’on va réussir.
On le vit depuis deux ans. Moi, ça me donne du courage de rencontrer les membres du COPIL [comité de pilotage] à tous les mois comme ça, d’entendre des gens qui viennent de milieux industriels, des élus, des experts, des gens issus des différentes organisations de la société civile… Ça me donne du courage de dire « Ok tous ces gens-là font une lecture assez similaire d’où on en est comme société et de la nécessité de métamorphoser notre manière d’être une société. » Et donc il y a de l’espoir. Beaucoup. Et d’entendre tous ces gens de bonne volonté dire à tour de rôle « Ok, moi, je peux faire ci, moi, je peux faire ça. » c’est fou le gaz que ça donne. Ça serait ça mon souhait ; que les citoyennes et citoyens des quatre coins du Bas-Saint-Laurent viennent donner leur parole à la FabRégion durant notre grande tournée pour participer à la construction du monde qui vient.
9-Parmi tous ces expert·e·s et décideur·euse·s, quelle place, ou rôle, assignerais-tu aux citoyen·ne·s?
Je pense que chaque citoyen/citoyenne a une expérience concrète – et donc une légitimité – dans son quotidien de la vie des problèmes de société qu’on a (comme les changements climatiques, mettons). Je parlais d’émulation au début, tout le monde connaît des histoires pour nous inspirer. Si les paysan·nes, agriculteur·trices du Bas-Saint-Laurent ne participent pas à la conversation, on n’y arrivera pas. On peut tous contribuer à ce projet-là d’un Bas-Saint-Laurent, première Fabrégion au Canada! C’est ça qui est la clé du succès, y a pas de magie! C’est l’engagement du plus grand nombre possible qui va faire qu’on réussit notre avenir ou pas. On est à peu près 200 000 dans le bas du fleuve, si je ne me trompe pas? Mon espoir c’est que ces 200 000 personnes-là entendent parler de la FabRégion dans la prochaine année. Et se sentent concernées, au premier chef!